Politique culturelle
Les artivistes russes : lorsque créer c’est résister

Les artivistes russes : lorsque créer c’est résister

01 September 2012 | PAR Charlotte Dronier

« Subversif », « irrévérencieux », « transgressif » sont devenus des mots-clefs récurrents au sein des communiqués de presse. Les formes contestataires de l’art contemporain semblent ainsi pleinement admises, parfois même avec un certain engouement au détriment de leur force. De cette reconnaissance résulte bien souvent un nouveau conformisme paradoxal, sans nécessairement engendrer une plus large prise de conscience dans la société, ni enrichir son propos. Des graffiteurs anti-capitalistes devenus célèbres dans le monde des galeristes, du coup médiatique de Jeff Koons à Versailles au « Piss Christ » d’Andres Serrano, de la subversion à la subvention, il semblerait n’y avoir désormais qu’un pas. Mais la situation ailleurs est tout autre et particulièrement en Russie où les figures culturelles, artistes, commissaires d’exposition, directeurs de musées, sont toujours menacés. En témoigne le procès abusif hautement symbolique des Pussy Riot, suscitant le soutien et l’indignation de la scène internationale.

Artistes vs/Etat

« Si les autorités disent ”nous construisons un état fort”, un artiste doit montrer que ce n’est pas le cas. Si elles déclarent ”nous améliorons le quotidien du peuple’’, un artiste doit démontrer que c’est un mensonge. », précise Oleg Vorotnikov, chef du groupe Voïna, signifiant « guerre », fondé en 2006. Créer pour résister et faire basculer le régime autoritaire: les activistes russes montent au front et confirment par là-même aux yeux de tous que l’art demeure une arme redoutable.

Dans un pays où l’opposition traditionnelle a été ternie par l’apathie publique et les contenus médiatiques pro-Kremlin, ces artistes crient leurs revendications dans une action forte, à la limite de l’humour absurde ou du visuellement supportable, oscillant entre laideur et non-sens. « Nous détestons les flics mais si nous les attaquions simplement comme ça, ils nous emprisonneraient immédiatement, alors nous cachons notre haine derrière l’art. Ils ne peuvent donc pas nous avoir et nous atteignons notre but plus rapidement. » explique Kotyonok, membre de Voïna. Il s’agit en effet de mêler art et politique afin de parvenir à enfreindre les lois et assiéger les barrières. Ces happenings ou performances illicites semblant insaisissables alimentent le débat social lorsqu’elles s’emparent de ses normes afin de les détourner et les réinjecter dans l’espace public pour mieux le sonder. Dans une société où la consommation et la visibilité sont prégnantes, les enjeux de la subversion ont un impact puissant. Ces principes nous rappellent ainsi les mouvements activistes féministes des années 1960-1970 ou les actionnistes viennois. « Personne ne demande de permission et ils ne coordonnent pas vraiment leurs actions bien que leur mise en application nécessite un nombre d’engagés suffisamment large. Dans cet aspect, on pourrait parler d’un collectivisme impliquant le travail personnalisé de plusieurs communautés.» observe V.T, photographe à Saint-Pétersbourg.

La méthode Voïna

La méthode de Voïna, l’un des groupes d’artistes activistes actuels les plus célèbres et radicaux, hérite quant à elle du Conceptualisme de Moscou qui commence dès les années 1970 et dont les actions devaient être menées dans le secret face à la nature répressive de l’état soviétique. Ce n’est que durant la perestroïka de Mikhail Gorbachev que l’état estompe virtuellement sa censure et son contrôle sur les arts et que les créateurs peuvent réaliser leurs événements au sein de l’espace public.

Cependant, dans les années 1990, « l’art était sous l’influence d’une société de plus en plus bourgeoise : les artistes devinrent joyeusement conformistes. » remarque Andrei Yerofeyev, ancien Directeur d’acquisition de l’Art Moderne à la Galerie d’état Tretyakov, jugé en 2009 pour avoir commissionné une exposition intitulée « Art Interdit – 2006. » Cette période se termina en 1998 lorsque l’artiste Avdei Ter-Oganian est inculpé pour avoir utilisé des icones orthodoxes lors d’une performance, provocant ainsi des tensions religieuses. Mais depuis quelques années, nous pouvons parler d’une certaine tendance à la radicalisation, comme le souligne V.T : « Dans l’agenda des artistes traitant ouvertement d’enjeux politiques, se trouve la protestation et l’exemple le plus récent est la performance des Pussy Riot. En définitive, l’art contemporain est l’une des manifestations d’une lutte politique, particulièrement lorsque les “politiciens professionnels” semblent peu convaincants face au (non-)système ou son opposition. Ce n’est pas pour rien que le fait de gagner de la popularité représente un tel aboutissement dans l’art de l’activisme. C’est dans l’organisation et le style de vie que ces groupes artistiques ressemblent fortement aux Brigades Rouges: les mêmes méthodes du secret, les mêmes procédés de sélection rigoureuse. »

 

Contre « l’obscurantisme socio-politique », anti-libéralisme, anti-intellectualisme, anti-extrême-droite mais combat pour la liberté de l’art contemporain et les droits de l’homme. Parce que ces convictions sont un investissement total moral et physique, leurs actions sont aussi l’occasion de se découvrir intérieurement, de mesurer jusqu’où ils peuvent repousser leurs propres limites en tant qu’artistes mais aussi militants. Et c’est précisément ici que se niche la controverse : il s’agit de mesurer la portée du fait social indépendamment ou non du monde de l’art contemporain. Les performances sont photographiées et filmées puis diffusées sur internet via leurs sites respectifs et les réseaux sociaux. Cette communication accentue davantage la réalité sociale qu’ils défendent. V.T ajoute ainsi qu’« il est très difficile de mobiliser et de motiver, même dans une société au passé social comme la nôtre et c’est ce que nous pouvons appeler le vrai visage de l’état, pétri d’obscurantisme et de sadisme au lieu de se révéler éclairé et sage. Mais il est aussi incompétent et piétine ses propres droits et devoirs. Cela fait aussi partie du propos de l’action artistique au sein duquel le pouvoir, avec tous ses instruments de répression, est inquiété. »

Dans l’echo d’Anatoly Osmolovsky, certains groupes comme Voïna ont su ainsi marquer les esprits en 2008. Dick Captured by KGB, dessin obscène gigantesque de 65m peint sur le pont-à-bascule Liteyniy, s’érige en direction du quartier du Service de la Sécurité Fédérale. Cette dernière est en effet estimée corrompue par la plupart des russes et viole les libertés et les droits de l’homme. L’action Palace Revolution pour laquelle le groupe citant J-J Rousseau retourna sept voitures de police afin de montrer que le monde devient fou et doit être remis sur pieds, fut également très médiatisée. In Memory of the Decemberists – A Present to Yuri Luzhkov est sans doute l’une des plus extrêmes: les membres ont imité des morts torturés par xénophobie et homophobie en se pendant dans un rayon d’équipements de sécurité. La scandaleuse Fuck for the heir – Puppy Bear! quant à elle se déroulait dans un musée où une scène orgiaque d’accouplements mettait entre autres déjà en scène Nadezhda Tolokonnikova, l’une des Pussy Riot, enceinte de neuf mois. Cette métaphore, à la veille de l’élection de Medvedev, dépeint un portrait d’une Russie où chacun abuse et trompe tout le monde.

Détenteur du prestigieux Prix de l’Innovation du Ministère de la Culture, indépendant, apolitique mais sympathisant des anarchistes, punks et individus à l’identité transgressive, jugé « opposant et non-démocratique » par Vladimir Poutine et son successeur Dmitry Medvedev, le groupe Voïna a par là-même conscience qu’il lui serait impossible d’effectuer ces happenings dans une Russie autoritaire sans le soutien et le respect de la scène artistique internationale. Un des exemples probants fut la présence de bannières “Free Voïna” lors de la septième biennale de Berlin. Ajoutons le don de £80,000 en 2011 de la part de Bansky, le street artiste le plus reconnu. Il vendit ainsi 175 impressions de Choose Your Weapon, afin de libérer deux des membres de la sentence de sept ans de prison. « Bien que l’activité artistique puisse impliquer des idées radicales et mobiliser des slogans ou positions anti-gouvernementaux, elle n’enfreint ni les droits, ni les libertés individuelles et ne leur cause aucun mal. Le pouvoir s’en prend à ceux qui dépeignent l’état de la terreur. Ce dernier, effrayé, sent leur douleur. C’est pourquoi le pouvoir est abominable, haineux, et manque de justifications légales et cohérentes lors des procès qui conduisent ces opposants à la prison ferme.» En effet, les motifs fallacieux annoncés peuvent stipuler « le hooliganisme ou une organisation et direction d’une communauté criminelle.».

En effet, les motifs fallacieux annoncés peuvent stipuler « le hooliganisme ou une organisation et direction d’une communauté criminelle.». Une autre raison fut invoquée cette fois pour l’opposante Taïssia Ossipova de l’Autre Russie. Incarcérée depuis deux ans, elle refusa de dénoncer son mari, leader du parti, et fut condamnée ce Juillet 2012 à huit ans de camp pour « trafic de drogue ». Affaire fabriquée de toutes pièces, son nom figurait déjà sur la liste des personnes condamnées pour activité politique remise en début d’année 2010 au Kremlin, lorsque Dmitri Medvedev était président.

Fausses accusations, chantage, harcèlement, intrusions dans les domiciles, arrestations, les réponses aux contestations sans précédent depuis une décennie se durcissent. Des méthodes qui évoquent les comportements staliniens, cautionnés de surcroît par le pouvoir de l’Eglise orthodoxe russe qui règne sur la société. La performance A Cop in a Priest’s Robe en 2008 est en ce sens l’une des plus éloquentes: Oleg Vorotnikov y portait une robe de prêtre et une casquette de policier tout en remplissant un chariot de supermarché et partit sans payer ni être inquiété. Une démonstration de l’évidente impunité de ces deux autorités.

Les Pussy Riot : un révélateur

Ce constat révoltant est donc au coeur des enjeux qui se cristallisent ces derniers mois à travers le procès hypermédiatisé de Nadezhda Tolokonnikova, Yekaterina Samutsevich et Maria Alyokhina, les trois membres du groupe punk féministe Pussy riot. Artistes, hommes politiques, manifestants du monde entier n’ont de cesse d’exprimer leur soutien. Elles sont néanmoins condamnées à deux ans de camp pour avoir chanté encagoulées une prière anti-Poutine dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou. Cette résonance internationale exceptionnelle constitue une véritable détonation qui se propage de l’action-même, comme une seconde explosion. Mais pour ce qui est des réactions de la part des autorités russes et l’impact médiatique mondial sur la situation, V.T les estime plutôt  « dans la continuité d’une exaspération accumulée, surtout lorsqu’il s’agit des personnes ou médias de l’Ouest. De manière générale et à court terme, cela n’améliore pas la situation des artistes, mais les artistes eux-mêmes en tiennent compte, ont pleinement conscience des risques extrêmes et savent les affronter.»

A travers une charge symbolique dont le langage ne se limite pas au seul pays concerné, ces artistes activistes russes mettent en présence le réel à travers leurs performances. Il s’agit en effet d’affranchir le peuple d’un certain rapport au monde dans lequel il est tenu prisonnier. Ce procédé artistique incarne ainsi une conscience libre et inaugure une révolte par laquelle l’homme-citoyen refuse d’oublier son idéal. « Ma liberté intérieure, personne ne pourra me l’enlever. Elle vit dans le verbe, elle continuera à vivre quand elle parlera grâce aux milliers de gens qui l’écouteront. Cette liberté continue dans chaque personne qui n’est pas indifférente et qui nous entend dans ce pays. Dans tous ceux qui ont trouvé en eux les éclats de ces processus, comme autrefois Franz Kafka et Guy Debord. Je crois, que c’est justement l’honnêteté et la puissance de la parole et la soif de vérité qui nous rendront tous un peu plus libres. Cela, nous le verrons. », conclut Maria Alekhina lors de son procès le 8 Août 2012.

 

 

 

Visuel : Vor (Oleg Vorotnikov), leader de Voina

Festival du Film Américain de Deauville : l’Ouverture (31/08/2012)
Good Time de Carly Rae Japsen, pas si good
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Charlotte Dronier
Diplomée d'un Master en Culture et Médias, ses activités professionnelles à Paris ont pour coeur la rédaction, la médiation et la communication. Ses mémoires ayant questionné la critique d'art au sein de la presse actuelle puis le mouvement chorégraphique à l'écran, Charlotte débute une thèse à Montréal à partir de janvier 2016. Elle porte sur l'aura de la présence d'un corps qui danse à l'ère du numérique, avec tous les enjeux intermédiatiques et la promesse d'ubiquité impliqués. Collaboratrice d'artistes en freelance et membre de l'équipe du festival Air d'Islande de 2009 à 2012, elle intègre Toutelaculture.com en 2011. Privilégiant la forme des articles de fond, Charlotte souhaite suggérer des clefs de compréhension aux lecteurs afin qu'ils puissent découvrir ses thèmes et artistes de prédilection au delà de leurs actualités culturelles.

3 thoughts on “Les artivistes russes : lorsque créer c’est résister”

Commentaire(s)

  • En occident dans les pays de régime libéral où l’autoritarisme de l’Etat est moins apparent et où les formes de répression sont plus feutrées, les artistes, pour leur plus grand nombre sont démobilisés, et se contente de se conformer au jeu instauré par le système. Il n’en reste pas moins, à un degré moindre, que ce système pernicieux mériterait de la part des artistes un dévoilement de l’hypocrisie ambiante, plus de courage et des attitudes engagées, visant à faire prendre conscience des situations aberrantes auquel ce système sans éthique et sans humanité nous offre. Un système animé uniquement par la recherche du profit et le consumérisme. Quel est aujourd’hui en France le responsable du Centre Pompidou prêt à perdre son poste comme Andrei Yerofeyev, ancien Directeur d’acquisition de l’Art Moderne à la Galerie d’état Tretyakov, jugé en 2009 pour avoir commissionné une exposition intitulée « Art Interdit – 2006 ? ? ? Qu’il se déclare, ici même, afin que nous l’encenssion :)

    September 2, 2012 at 11 h 39 min

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