Musique
Sur la portée des mots de Véronique Gens (Interview)

Sur la portée des mots de Véronique Gens (Interview)

28 March 2012 | PAR Bérénice Clerc

 

Après avoir longtemps brillé sur la scène baroque, Véronique Gens est aujourd’hui une interprète mozartienne renommée sur la scène internationale. Avec simplicité, douceur, honnêteté et joie communicative Véronique Gens a accepté de nous recevoir et de répondre à nos questions.

Ses albums Tragédiennes 1, 2 et 3 sont des succès, elle donne un concert Héroïnes Romantiques le 10 avril à l’Opéra Comique et

Jusqu’au 21 avril, Véronique Gens est Donna Elvira dans Don Giovanni à l’Opéra Bastille mis en scène par Michael Haneke et dirigé par Philippe Jordan.

Pour sa première mise en scène lyrique, Michael Haneke s’est penché sur Don Giovanni de Mozart qu’il monte au scalpel, dans une version à la beauté froide et crépusculaire, d’une violence inouïe, oppressante, sauvage et sans concession. Sa lecture tout à fait contemporaine, politique, sociale et résolument matérialiste s’est avérée d’une radicalité passionnante. Don Giovanni y est représenté sous les traits d’un directeur général de grosse entreprise pour qui l’appétit sexuel insatiable, aussi bien hétérosexuel qu’homosexuel, est le moyen d’asseoir férocement son pouvoir sur le petit personnel (Zerlina et Masetto ne sont plus les paysans du 18e siècle mais deux prolétaires immigrés membres d’une équipe nocturne de nettoyage des bureaux). Lorsque, dans les ors et velours du Palais Garnier, le public de l’Opéra de Paris découvrait pour la première fois, le haut et imposant immeuble (un étage de direction dans une tour qui pourrait être celle de la Défense) qui sert de décor unique aux agissements du célèbre libertin, l’unanimité n’était pas de mise et le scandale imminent. Reprise pour la deuxième fois à l’Opéra Bastille, la production du cinéaste autrichien, déjà entrée dans l’histoire, révèle pourtant le vrai visage d’un héros plus effrayant que séduisant.

Comment avez-vous rencontré la musique et commencé à chanter ?

J’ai toujours chanté. J’ai commencé petite fille à trois, quatre  ans dans la chorale A cœur joie. C’est un organisme qui forme bien les enfants, il les prend très tôt, c’est rare, cela permet d’être dans le plaisir de l’écoute, le plaisir de chanter de la découverte, à cet âge on chante parce que c’est « rigolo ». J’ai suivi tous les échelons de cette chorale, petit, moyen, grand, jeune fille quand nous sommes séparées des garçons au moment de la mue et les adultes. Je chantais, c’était juste du plaisir. Très tôt j’ai eu des petits solos pour le concert de noël, celui de fin d’année, j’avais des responsabilités. On me proposait cela peut-être parce que j’étais plus douée que la moyenne mais je le faisais juste avec joie. Puis on m’a conseillé de prendre des cours de chant pour savoir comment le corps fonctionne, la voix, la respiration, la gestion du stress… C’était de l’amateurisme mais cela était quand même très stressant de chanter devant un public, les parents, ma mère blême au premier rang…

Après ma mue féminine, beaucoup moins audible que celle des jeunes hommes, j’ai pris des cours de chant et je suis rentrée au conservatoire d’Orléans où je suis née, ai vécu et étudié.

Mon professeur de chant m’a conseillé de rencontrer un homme spécialiste de musique baroque susceptible d’être intéressé par une voix comme la mienne, cet homme était William Christie. Je suis rentrée dans sa classe au conservatoire de Paris et l’année d’après il m’engageait pour jouer dans le fameux Athis de Lully. Pour la première fois de ma vie je chantais pour de l’argent, c’était à l’Opéra Comique, j’étais dans les chœurs. J’ai ensuite monté tous les échelons de la musique baroque. La musique baroque française est très bien, elle permet  à tous de s’exprimer, il y a des petits, des moyens, des grands, des très grands rôles…

Les jeunes chanteurs aujourd’hui ne comprennent pas, ils veulent sauter les étapes, ne veulent pas être choriste ou avoir des petits rôles, ils veulent arriver tout de suite sur le devant de la scène avec un rôle-titre. A l’époque nous n’y pensions même pas, il fallait apprendre son métier et pour l’apprendre il fallait passer par le chœur, rencontrer des gens…

Je n’étais pas du tout destinée au métier de chanteuse, mes parents sont d’un milieu de médecins, pharmaciens…  « des vrais métiers » ! Ils m’ont dit, tu passes ton bac, tu as un diplôme universitaire et après on verra… J’ai tout fait en même temps et une fois mon BAC et ma licence validés j’ai pu chanter à plein temps.

Me voici pas mal d’année plus tard, ce métier est plein d’angoisse, de soucis, il n’est pas évident, même une fois arrivé à un certain  niveau il faut s’y maintenir et c’est très difficile. Ce métier est de plus en plus dur, surtout en ce moment, il ya de très bons chanteurs, ils arrivent du monde entier, ils sont prêts, ils en veulent, c’est bien plus difficile qu’à mes débuts finalement.

Quelle différence feriez-vous entre votre travail de chœur et celui de chanteuse solo ?

Cela n’a rien à voir ! Je n’ai jamais été aussi heureuse que dans les Arts Florissants, on est toujours ensemble, on est un groupe, on est en tournée, on se retrouve pour déjeuner, on n’est pas seule dans sa chambre à l’hôtel, on fait des choses, on se prépare tous pour le spectacle.

Avec mon métier actuel, je suis toujours seule, surtout quand je fais des récitals. Les nuits d’été par exemple, je ne connais pas le chef, je ne connais pas l’orchestre, les musiciens, je ne connais personne. Je chante, je vais dans ma chambre d’hôtel et je repars. Pour l’opéra c’est pareil, j’arrive dans une ville inconnue où je ne connais pas le chef ni les chanteurs !

C’est un métier très solitaire, dans les chœurs il y a une protection, nous sommes une sorte de famille. Maintenant je suis un peu « lâchée dans la nature », je rencontre des gens, je m’attache mais parfois je ne rencontre jamais personne. Je dois également beaucoup plus me protéger, en groupe je n’avais pas les mêmes responsabilités que pour un rôle titre, il ne faut pas faire la fête, il faut une grande hygiène de vie, une structure, il faut se préparer chacun avec ses rites, ses habitudes. Un jour de spectacle on ne fait pas d’interview, on ne fait pas les courses, on ne fait pas la fête… Les cordes vocales sont deux muscles fragiles, comme un sportif, il faut s’entrainer, s’échauffer, se protéger.

Comment vous préparez-vous les jours de spectacles ?

J’évite de parler, surtout au téléphone, il n’y a rien de pire, on parle de manière très détendue et moins fort qu’en face à face, c’est le pire. Je fais attention à ce que je mange, la digestion est très importante, il faut trouver des choses porteuses d’énergie, trouver « ses trucs », ses habitudes, ses rites.

Certains chanteurs les jours de spectacle se lèvent à deux heures de l’après midi, moi je ne peux pas, j’ai des enfants et cela ne me convient pas, je commence à me connaître avec le temps.

Comment préparez-vous vos rôles ? Quel partage créez-vous avec les équipes que vous voyez si peu comme vous nous le disiez juste avant ?

C’est très difficile, pour un concert aux nuits d’été de Berlin par exemple, j’ai une journée de répétition et un jour de concert. Deux jours pour se rencontrer, se connaître à peine pourtant pour les Nuits d’été de Berlioz il y a besoin d’une intimité dans ce genre de cycle. L’exercice est complexe et hélas parfois pas très réussi faute de temps. Pour préparer un opéra il y a un mois de répétitions, on peut se connaître, se comprendre, avoir des affinités ou pas. Plaquer un chef et une chanteuse pour un programme c’est toujours très délicat, on fait tout ce qu’il faut pour donner aux gens, heureusement le public ne s’en rend pas forcément compte. En tant que chanteuse je peux être à l’aise avec untel et pas avec un autre et les chefs diront la même chose, c’est humain.

Quelle est votre préparation technique pour un rôle ?

Il faut arriver le premier jour et maitriser son rôle, vocalement, l’avoir dans la tête. Ensuite je travaille pour la mise en scène, je fais ce qu’on me demande, puis les répétitions avec le chef comme si comme ça au piano, fort, vite…

La préparation ne regarde personne, chacun sa méthode, pour un opéra que je n’ai jamais chanté je me prépare un an et demi à l’avance. Il faut du temps pour digérer le rôle, le mettre dans la voix, se sentir confortable… Pour un rôle déjà chanté, il me suffit de quelques jours, c’est comme le vélo ça revient tout de suite, heureusement quand on a passé des mois à travailler sur un rôle il ne faut pas tout recommencer.

Faites vous une différence entre votre travail de chanteuse dans un opéra ou pour un récital ?

Cela n’a rien à voir, à l’opéra vous êtes avec d’autres chanteurs, vous jouez quelqu’un d’autre, vous vous déguisez, vous avez parfois une perruque… Dans un récital de mélodie française avec un pianiste par exemple, vous êtes vous, seule avec votre musicien, il faut donner tout, impossible de se cacher derrière un personnage. Moi j’appelle cela plutôt un duo c’est une musique tellement intimiste, on ne peut pas parler de La chanteuse et le pianiste qui jouerait derrière pour l’accompagner. On est beaucoup plus à nu et on se dévoile beaucoup plus en récital.

Aimez-vous être un personnage, jouer sur scène ?

Oui, on se cache derrière quelque chose, plus on nous demande de faire des choses complètement dingues plus c’est drôle.

J’aime me transformer en quelqu’un d’autre, c’est très amusant c’est comme un enfant qui se déguise en princesse ou en chevalier, puis redevient lui-même. C’est une exploration, on peut se transformer en untel sans penser au départ pouvoir le faire grâce à un tas d’artifices.

Maintenant on demande aux chanteurs d’être des acteurs, il y a quelques années il suffisait d’arriver déguisée en avant scène et d’ouvrir les bras face public. C’est une bonne chose même si parfois on nous demande des choses extrêmes. Chanter un personnage c’est jouer, se transformer, faire du cinéma. Dans le Don Giovanni actuellement à la Bastille mis en scène par Haneke chanter devient presque accessoire, on nous demande de chanter dans des positions impossibles, comme si c’était la « vrai vie ». Il faut chanter avec sa voix mais, aussi sa tête, son âme et son cœur c’est un tout.

A l’Opéra vous avez travaillé avec des metteurs en scène comme Christophe Loy ou Calixto Bieito à l’esthétique contemporaine, radicale, un peu « trash », aimez-vous cela ?

Travailler avec Calixto j’adore, il est très gentil. A chaque fois c’est un scandale, j’aime jouer avec lui, c’est passionnant il est comme un enfant : il trépigne, il saute, il demande toujours d’être à fond, à fond, c’est épuisant les répétions mais c’est passionnant de chercher et trouver des choses à l’intérieur de soi-même.  Il ne dirige pas vraiment, c’est à nous d’inventer et plus on lui propose de choses folles plus ça lui plait.

J’ai fait un Don Giovanni avec lui à Barcelone, c’était un vrai scandale mais on l’a rejoué des dizaines de fois, c’était toujours plein, les gens veulent voir. Un soir j’ai eu un accident, je suis tombée, il y avait une voiture sur scène, je n’ai pas pu terminer le spectacle, je suis allée à l’hôpital, le lendemain j’avais un gros pansement sur l’œil et il m’a dit « mais oui mais c’est ça, c’est génial on aurait du faire cela depuis le début, c’est certain Don Giovanni frappe Donna Elvira ! On va garder ce pansement !» Il prend tout, il est toujours optimiste, il est controversé mais j’adore travailler avec lui.

Vous revenez à ce rôle de Donna Elvira avec la mise en scène de M. Haneke pour une reprise à l’Opéra Bastille. Spectacle lui aussi controversé, comment vivez-vous cette remise au travail de votre rôle ?

J’ai joué beaucoup Donna Elvira, la musique reste toujours la même mais les situations sont tellement différentes à chaque fois. Avec Jean-Claude Malgoire à Tourcoing c’était archi classique avec des perruques 18e, à Barcelone j’avais un piercing dans le nombril, des baskets, une grosse voiture sur scène et là je me trouve dans un milieu de traders, de banquiers… C’est passionnant, je trouve toujours des choses nouvelles selon le contexte, je ne m’ennuie jamais.

Comment avez-vous appréhendé l’univers très sombre d’Haneke ?

Nous avons beaucoup travaillé en studio, je ne me suis pas rendu compte à quel point sur scène cela allait être différent. On est dans le noir tout le temps, c’est tendu, c’est glacial, c’est malsain. Les récitatifs très allongés avec des grands silences, c’est dur de sortir de là, il faut vite prendre une douche pour respirer et se laver de cela pour retourner à la vie.

Justement le travail d’Haneke est très théâtral sur les récitatifs comment l’avez-vous vécu ?

J’ai fait des Don Giovanni, des Mozart en général, avec René Jacobs par exemple où tout ce qui est écrit on le fait, un demi soupir, tout est respecté. Avec Haneke dans les récitatifs, c’est la liberté totale, le jeu d’abord comme si nous parlions, c’est l’idée de Mozart je pense, une ponctuation de la phrase.

Ces silences sont toujours les mêmes. Il les veut tous les soirs. Au début, c’était très difficile pour moi de faire ces grandes pauses pour réfléchir et créer une tension très spéciale pour les chanteurs comme pour le public. On est au cinéma comme dans un film d’Haneke : pas de continuo pour remplir les trous, il n’y a rien, juste nous et la tension angoissante.

Le livret a été adapté pour cette mise en scène, particulièrement à la fin pour votre rôle, pourriez-vous nous en parler ?

Oui je tue Don Giovanni, mais ce n’est pas la première fois, j’ai déjà interprété une Donna Elvira assassine.

Mais il ne faut pas l’entendre au premier degré, elle veut le sauver, elle est la seule à avoir le courage de le stopper. Donna Elvira est la seule à ne pas mentir, être droite honnête, les autres ne sont pas clairs, elle a le courage de faire cela pour l’arrêter.

Elle veut l’élever, l’empêcher de continuer à être méchant malsain…Ca va très vite dans le spectacle, je ne souhaite pas que les gens prennent cela comme une simple vengeance. Elle l’aime, elle le tient dans ses bras comme une désespérée, elle est folle de lui et prête à tout pour lui. L’image est celle d’une piéta.

Avez-vous des rôles rêvés ?

Je « radote » un peu, je le répète depuis des années mais comme cela ne se produit pas je vais vous le dire.

J’aimerais beaucoup jouer une Maréchale, une Desdémone, une Didon dans Berlioz, enfin des choses pour lesquelles je suis prête maintenant. Si cela ne vient pas ce n’est pas grave, je suis comblée, j’ai fait beaucoup de choses différentes mais j’aimerais beaucoup chanter Strauss, ça me titille en ce moment !

Interview de Christophe Candoni et Bérénice Clerc.

Visuels : (c) : Virgin, Christophe Candoni

Monuments et imaginaires
La Sainte Anne se refait une beauté au Louvre
Bérénice Clerc
Comédienne, cantatrice et auteure des « Recettes Beauté » (YB ÉDITIONS), spécialisée en art contemporain, chanson française et musique classique.

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration