Théâtre
Un tramway inventif à la Comédie Française

Un tramway inventif à la Comédie Française

10 February 2011 | PAR Yaël Hirsch

Première pièce américaine à figurer au répertoire de la Comédie Française depuis sa création, la production d'”Un Tramway nommé désir” de Tennessee Williams, mis en scène par Lee Breuer mêle mardi gras et esquisses japonaises pour mieux faire entrer le spectateur dans l’univers aussi délicat que délirant de Blanche. Très éloignée de l’ambiance de violence chaude et humide du texte de Williams, la pièce propose néanmoins de nombreuses pistes très inventives de mise en scène. Et elle est portée par une distribution absolument parfaite. A voir en Salle Richelieu, jusqu’au 2 juin 2011.

Blanche DuBois (Anne Kessler) arrive un jour chez sa sœur Stella (Françoise Gillard) à la Nouvelle Orélans. Elle prend le tramway nommé désir pour trouver l’appartement où cette dernière vit avec son mari,  Stanley Kowalski (Eric Ruf). Pour Blanche, le désordre, la misère et la vulgarité du foyer Kowalski où lui boit et joue aux cartes, tandis qu’elle s’occupe seule de la maison est un déclassement social. Les deux sœurs ont en effet été élevées commes des princesses dans une plantation de coton. Alors que Blanche ne devait rester que quelques jours chez sa sœur, son séjour s’éternise, à grand renforts de flacons de parfums vides, de bains interminables, et de robes somptueuses aussi fanées que leur propriétaire. Kowalski prend des renseignements sur Blanche et découvre un passé trouble derrière ses allures de princesses outragée. La haine entre le beau-frère et la belle-sœur entretient une violence qui croit jusqu’à l’explosion de folie…

Prenant l’ensemble de théâtre pour scène, et relevant le texte de Williams d’une musique bigarrée signée John Margolis, la mise en scène de Lee Breuer est tellement surprenante qu’elle fait oublier le film de Kazan. Chacun des comédiens est juste dans son rôle aux facettes multiples. Colorée avec ses grandes estampes japonaises qui glissent et ses peignoirs de soie, ingénieuse avec ses “kurogos” ou petits personnages habillés de noir qui sont autant d’esclaves muets portant le décor, et touchant parfois au sublime, avec notamment jusque avant l’entracte une réunion- association sur un fil suspendu du couple Kowalski, la vision de Lee Breuer propose tellement de choses qu’elle perd un peu son spectateur et beaucoup le texte de Williams. Que les comédiens se changent sur scène et y évoluent parfois presque nus rend bien l’érotisme de la pièce, mais cette sensualité de frottement de voile jure à la fois avec la vulgarité d’anciens soldats qu’Eric Ruf et Grégory Gadebois semblent parfois obligés d’incarner, et le caractère clownesque à la Beetlejuice que Breuer instaure par moment sur scène. Est-ce une comédie? (la perruque verte d’Eric Ruf), une tragédie (les décors qui se meuvent pour enserrer les acteurs comme des étaux?), une entrée en matière dans la folie et les incohérences du personnage de Blanche?  Peut-on vraiment rire de cette folie? Lee Breuer a en effet le sens de l’humour, et le public rit beaucoup, mais les scènes de joie sont souvent gratuites sur fond de musique (quand le violoncelliste tente de jouer les suites de Bach avec un cintre pour archet en faisant de grandes grimaces) et sont immédiatement suivies de longues scènes psychologiques d’explication silencieuse entre deux personnages. De même, politiquement on a du mal à suivre. Que le coryphée soit un noir aveugle qui sourit comme une pub banania est certainement la dénonciation d’un cliché, de même que les petits hommes en noirs qui cuisent  les gâteaux et portent les dames blanches. Mais avec tout ce qui se passe sur scène cette reproduction des clichés semble plus les renforcer que les dénoncer. Enfin, les écrans japonais comme métaphore de la préciosité de Blanche sont sublimes; mais ils ne fonctionnent pas vraiment :  l’appareil est trop complexe pour rendre le climat d’érotisme violent, direct et humide, du texte de Williams. Breuer en demande trop à son spectateur: pour vraiment apprécier la richesse de ses propositions, il faut à la fois connaître la pièce sur le bout des doigts et savoir l’oublier, il faut faire attention à chaque détail,  suivre Breuer dans ses dizaines de métaphores, et accuser le coup de chaque changement de registre. Cette demande semble d’autant plus exorbitante que la pièce est longue (3h) et difficile car ce n’est pas l’action qui

tend la machine, mais la psychologie.

Indéniablement, ce tramway est riche, très riche. Visuellement c’est même un des plus beaux spectacles de ce début d’année. Mais le foisonnement de la mise en scène de Lee Breuer morcelle  le texte de Williams jusqu’à le perdre et laisse perplexe un spectateur qui a bien du mal à tout suivre.

Photos:  Cosimo Mirco Magliocca

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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